Ce qui nous attend...
Quand on demande à des grands reporters de parler de ce qui nous menace et dont on ne parle pas assez...
Je n’ai pas encore parlé ici de ma semaine à Cannes pour les Lions, le festival international de la publicité créativité*. Comme expliquait un journaliste américain, c’est important, lorsqu’on s’intéresse à l’écosystème des médias et à son avenir, d’aller aussi dans ce genre d’événement… Car, qu’on le veuille ou non, la pub finance encore une grande partie de nos médias et permet une relative indépendance.
TL;DR
Au milieu des interventions autour de la data et de l’ultra-ciblage, du “retail média” et de l’adtech, et, bien sûr, de l’IA (avec un peu de créativité, quand même), une table-ronde sortait du lot cette année à Cannes : celle réunissant des journalistes de terrain de la BBC, The Economist et CNN.
L’occasion pour ces spécialistes de l’actualité internationale de partager leur vision des grands sujets du moment, à commencer par la situation politique aux Etats-Unis, ou, plus intéressant encore, de citer les enjeux qui nous menacent, mais ne sont pas assez traités par les médias…
[disclaimer : si vous cherchez de l’optimisme, ce n’est pas ici]
Dans cette édition dans laquelle les plateformes et adtechs dominaient encore une fois les discussions (même s'il reste, quand même, quelques agences pour parler de créativité, heureusement), une table-ronde faisait un peu figure d’exception.
RTL hébergeait en effet sur sa plage un échange entre Katty Kay, correspondante spéciale de la BBC, Kenneth Cukier, Deputy Executive Editor de The Economist et Clarissa Ward, correspondante internationale de CNN (à qui j'ai déjà consacré une newsletter entière lors de son précédent passage sur La Croisette, en 2022).
L'occasion pour ces grands reporters de rappeler que c’est grâce à l’argent des annonceurs que les enquêtes des grands médias internationaux peuvent encore exister (même à la BBC, dont le modèle de financement public est fortement menacé).
Surtout, les trois spécialistes de la politique internationale étaient interrogés sur les grandes échéances à venir... À commencer par l'élection américaine en novembre.
C'était avant le débat désastreux de Joe Bidden, et Katty Kay semblait croire que le jeu était encore totalement ouvert (“Si quelqu'un vous dit qu'il sait qui va gagner cette élection, je ne le croirais pas, car je pense que ce sera très serré.”) Elle explique aussi qu’“un très petit nombre d'électeurs va faire l'élection. Nous pensons qu'il s'agit d'environ 150 000 personnes dans six États, soit à peine deux concerts de Taylor Swift. Et ces électeurs se décideront probablement au cours des derniers jours.”
Elle constate aussi l’indifférence et la résignation des Américains vis-à-vis de la politique : “il y a presque davantage d’intérêt pour l’élection à travers le monde qu’aux Etats-Unis. Ce qui est bizarre quand on est en Amérique en ce moment, c'est que les gens sont tellement à l'écart de l'élection qu'à l’exception d’une base extrêmement engagée, la plupart des Américains sont plutôt apathiques.” Un désengagement qui se retrouve aussi du côté des marques, qui ne prennent pas position dans la campagne en cours - à la différence de l’élection de 2016, notamment.
Là où le constat devient (encore) plus sombre (désolé…), c'est lorsque les journalistes sont interrogés sur les menaces qui nous attendent et ne sont pas suffisamment prises en compte. La crise climatique était évidemment une réponse attendue : “je pense que l'un des sujets les plus difficiles que nous avons à traiter est celui du changement climatique, en trouvant des moyens d’y intéresser le public”, explique ainsi Katty Kay.
Mais la journaliste de la BBC cite également un autre sujet connexe : “nous allons assister à d'énormes bouleversements dans les flux migratoires, alors que nous avons déjà vu l'impact du sujet de l’immigration sur la politique européenne et américaine. C'est une arme très facile à manier pour les politiciens des deux côtés de l'Atlantique et les liens avec le changement climatique sont intéressants à analyser”.
Toutefois, la réponse de Kenneth Cukier est plus originale : “dans les années 1990, la police française a eu des soucis, parce que l'équipement militaire provenant de la guerre en Bosnie se retrouvait dans les rues de Paris, utilisés par les gangs. Je pense que ce qui se passe en Ukraine va avoir un effet énorme, y compris dans les démocraties occidentales.”
Quant à la réponse de Clarissa Ward, elle n’augure rien de mieux : “tout le monde considère que Daech a disparu et que c’est fini. Mais je reviens juste de Syrie, pour un reportage sur les plus de 50 000 combattants présumés de Daech et les membres de leur famille qui sont détenus pour une durée indéterminée sans chef d'accusation ni jugement dans des camps et des prisons dans le nord-est du pays. Tout événement dans la région pourrait du jour au lendemain permettre à une armée de se reconstituer… Et même sans cela, nous voyons déjà Daech commencer à construire des camps d'entraînement dans certaines parties du pays.”
Désolé, si vous cherchiez un peu d’optimisme et d’enthousiasme, vous n’avez pas choisi le bon compte-rendu des Cannes Lions.
Benoit Zante
*J’y ai réalisé pour Influencia une série d’interviews, qui m’ont permis notamment d’apprendre que les téléviseurs Samsung prenaient régulièrement (toutes les 500 millisecondes, très précisément) des captures d’écrans pour savoir ce qui est visionné (avec le consentement des spectateurs et pour “améliorer l’expérience utilisateur”, of course) ou encore de me plonger dans le monde merveilleux du “retail media”, qui vise (en gros) à connecter publicité et tickets de caisse. La tendance déjà bien visible l’an dernier ne fait que se confirmer.