C'est l'un des (nombreux) paradoxes des Cannes Lions, le festival international de la publicité créativité, qui célèbre cette année ses 70 ans : si la pub n'a jamais été autant décriée, elle attire toujours plus d'acteurs, y compris ceux qui s'en tenaient jusque-là éloignés…
TL;DR
→ D’Uber à Apple, en passant par Netflix, Mastercard, Amazon ou Target, de plus en plus d’acteurs espèrent capter une partie des budgets publicitaires des annonceurs : malgré (ou à cause de) la crise, la pub représente un relais de croissance intéressant pour eux…
→ Mais cette conquête du marché publicitaire se fait la plupart du temps au détriment des utilisateurs et de leur expérience : nous sommes bel et bien entrés dans une nouvelle ère, dans laquelle le “user first” a laissé la place au “revenue first”.
→ Plus que jamais, l’idée que la publicité est “une taxe sur les pauvres” devient une réalité…
C’est un fait : la publicité n'a pas bonne presse et son image se dégrade d’année en année. Et cette situation devrait encore s’accentuer, alors que les valeurs et les messages qu’elle promeut se trouvent de plus en plus en décalage avec les enjeux du moment.
Et pourtant ! En parcourant les rues de Cannes pendant les Lions, le constat est bien différent. D'Uber à Apple en passant par Mastercard, Target ou Netflix, tout le monde semble se ruer sur le marché publicitaire. Il ne s’agit pas pour eux de parler de créativité, mais de trouver des relais de croissance grâce à la valorisation des précieuses données de leurs utilisateurs, et - chose encore plus précieuse - de leur “attention” - l’un des mots-clés sur la Croisette cette année.
L'exemple d'Apple est le plus emblématique de ce revirement. Ses campagnes qui taclaient ses concurrents dépendant de la publicité lors d'événements comme le CES ? Oubliées ! Cette année, la marque à la pomme était plus présente que jamais aux Cannes Lions, non pas pour la créativité de ses campagnes, mais pour faire connaître ses offres et ses formats aux annonceurs et aux agences, en particulier sur AppleTV+.
En cela, Apple suit le chemin déjà parcouru par Snap, dont le fondateur expliquait à une époque qu’il trouvait la publicité ciblée “creepy”… Aujourd’hui, comme les années passées, les équipes de Snapchat viennent en force sur la Croisette, en investissant un musée, et en faisant la promotion de leurs filtres en réalité augmentée, des formats “Snap Total Takeovers” ou “first commercial” (qui garantissent à l’annonceur que sa pub sera vue en premier lorsqu’on se connecte à l’application)…
Netflix, également, a fait de Cannes un passage obligé, et pas uniquement pour le festival du film : c’est aux Cannes Lions l’an dernier que le service de SVOD préparait (discrètement) le lancement de son offre "ad-supported". Un an plus tard, le “N” emblématique du logo de Netflix s’affichait fièrement sur le fronton d’un hôtel de la Croisette.
Plus impressionnant encore : Amazon, qui gagne chaque année un peu plus de terrain aux Cannes Lions, à l’image de ses parts de marché dans la publicité en ligne. Le géant du e-commerce s’installe désormais dans le port de Cannes pour vendre ses podcasts, ses offres "retail média", ses pre-rolls dans Amazon Prime Vidéo… Et même ses cartons d’emballage, avec un format de “On-Package Advertising", qui s'invite directement dans la boîte aux lettres de ses clients. Immanquable !
C'est d'ailleurs l'impression qu'il ressort en découvrant les nouveaux formats et "innovations" présentées à Cannes : la pub veut s'immiscer partout, quitte à dégrader l'expérience pour les utilisateurs. L'exemple en la matière est Uber, qui, dans sa villa, faisait la promotion de son offre publicitaire : oui, oui, bientôt, il faudra regarder une vidéo pour patienter en attendant son Uber. Vous pensez qu'il suffira de fermer l'appli pour y échapper ? Non, puisque la pub vous suivra aussi dans le véhicule, avec des écrans installés sur les sièges !
Mais le pire est peut-être la proposition de la startup Telly qui propose des téléviseurs 4K gratuits… L'offre vient avec des contreparties, évidemment : ce n'est pas un, mais deux écrans, que vous avez pour ce "prix"-là. De quoi afficher en permanence de la publicité - même quand la télévision n’est pas allumée - et collecter de précieuses données sur le foyer…
Avec de telles propositions, plus que jamais, la publicité s’apparente à une “taxe sur les pauvres”, avec d’un côté ceux qui ont les moyens de payer des abonnements premium (sans pub) pour le divertissement et l’information, et les autres.
Ce constat n’est pas nouveau, mais sous l’effet de la crise et de l’inflation, ce fossé se creuse. Et la barrière s’élève : avec l’offre d’Uber, les “pauvres” sont tous ceux qui n'ont pas les moyens d’avoir leur propre chauffeur privé…
Benoit Zante
PS. Heureusement, quelques voix, notamment en France, commencent à s’élever pour sonner l’alerte. C’était le cas de Mercedes Erra, qui explique qu’il va falloir aller vers davantage de sobriété dans la communication… Espérons que le message soit entendu !
PS. Je serai aux Napoleons à La Baule cette semaine : si vous y êtes aussi, faites-moi signe ! Sinon, je vous raconte tout ça la semaine prochaine.
Je partage ton constat, et c'est déplorable !
Cette "taxe des pauvres" est malheureusement vraie, et la question par ailleurs : est-ce que la créativité va en pâtir ?
Merci :) très pertinent comment d’habitude !