C’était un peu le fil rouge de cette édition 2025 du festival SXSW : j’en parlais déjà un peu dans ma précédente newsletter, mais la question de la solitude et de ses différentes formes et impacts a été abordée à de nombreuses reprises, avec des angles différents : au travail, dans les relations sociales, devant nos écrans, etc. Il y avait même un “anti-loneliness meetup”.
Des deux côtés de l’Atlantique, ce que l’on appelle désormais “l’épidémie de solitude” est déjà bien documenté, et ce, même avant la pandémie de Covid. Ainsi, près d'un adulte sur deux aux États-Unis déclare ressentir régulièrement de la solitude, tandis qu'en France, c'est un quart de la population qui indique souffrir de solitude, selon une étude annuelle de la Fondation de France. Des constats qui ont récemment conduit le magazine The Atlantic à qualifier le XXIe siècle de “siècle anti-social”, dans un article remarqué et étayé par de nombreux faits et chiffres.
Le Surgeon General américain, qui a consacré un rapport au sujet en 2023, a, lui, qualifié cette situation de "crise de santé publique majeure", comparable dans ses effets à l'obésité ou au tabagisme, avec des conséquences mesurables sur l'espérance de vie. À SXSW, la chercheuse de Boston University, Constance Hadley, qui dirige l’“Institute for Life at Work“ l’a confirmé : “la solitude répond aux critères d'une épidémie : elle est dangereuse, fait des dégâts et est contagieuse".
Avec ce concept d’”épidémie de solitude” vient aussi le concept de “friendship recession” : les gens ont de moins en moins d’amis. Selon des chiffres cités à SXSW, “20% des Américains disent qu’ils n’ont pas d’ami proche”, ou encore “il y a dix ans, les jeunes de 15 à 25 ans passaient environ deux à trois heures par jour avec leurs amis. C'est maintenant moins de 45 minutes par jour en dehors du sport ou de l’école”.
Ainsi, contrairement aux idées reçues qui associent souvent l'isolement social aux personnes âgées, ce phénomène touche particulièrement les jeunes générations, celles nées avec les écrans... C’est ce que soulignait Scott Galloway dans sa keynote désormais censurée, dans laquelle il estimait que la solitude était la principale menace qui pèse actuellement sur l’Amérique : “les entreprises les plus intelligentes et les plus riches du monde, avec la plus grande concentration de QI de l'histoire, n'ont qu'une seule mission : elles essaient de convaincre les jeunes, surtout les jeunes hommes, qu'ils peuvent avoir un simulacre de vie satisfaisante sur un écran, grâce à un algorithme.”
Evidemment, le développement de l’IA, avec ses “assistants” et autres “agents” ne va rien arranger… C’est même OpenAI qui le dit ! Le créateur de ChatGPT a en effet réalisé une étude sur le sujet, et les conclusions sont sans appel : les utilisateurs intensifs de ChatGPT ont tendance à être plus isolés socialement et à développer une dépendance émotionnelle à l'outil, créant un cercle vicieux qui les éloigne encore davantage des relations humaines réelles. Reste à savoir maintenant si c'est l'utilisation de ChatGPT qui cause la solitude, ou si ce sont les personnes déjà isolées qui se tournent vers l'outil pour combler un vide relationnel…
En ce qui concerne le monde du travail, on accuse naturellement le télétravail d'accentuer la solitude, mais ce serait une conclusion un peu hâtive. Dans son intervention, Constance Hadley a pointé le fait que ce n’est pas tant le lieu de travail qui compte, mais plutôt la qualité des interactions et la valeur que l'organisation accorde aux relations humaines… En effet, d'après ses études, il n'y a pas de différence significative de niveau de solitude entre les personnes travaillant principalement au bureau (5 jours ou la majorité du temps) et celles en format hybride.
Le vrai problème réside plutôt dans ce qu'elle appelle "l'Uber-productivité" : “si vous êtes constamment dans une course effrénée, à enchaîner les réunions, à travailler tard le soir ou tout le week-end, ces connexions ne pourront tout simplement pas se créer. Nous devons également reconnaître que notre monde obsédé par la productivité à outrance est un facteur aggravant.” Et là encore, la mise en compétition des collaborateurs avec des IA ne va rien arranger.
Dépression, repli sur soi, polarisation… Les ravages de la solitude sont autant individuels que collectifs, et il serait temps de s’en inquiéter.
Benoit Zante