La solitude, conséquence la plus grave de l'IA ?

Cette année, après plus de 10 ans sur place, j’ai suivi le festival SXSW à distance... Chose plutôt facile, puisque la plupart des conférences sont maintenant disponibles en ligne, en audio et parfois en vidéo. Évidemment, depuis chez moi, il manque l’ambiance incomparable d’Austin, mais quelque chose me dit que l’état d’esprit du festival en 2025 n’a aujourd’hui plus grand-chose à voir avec celui des années 2010…

Le programme était toujours aussi intéressant pour ce qui concerne les sujets médias et IA*. Mais j’ai longtemps cherché en vain une intervention aussi “visionnaire” que celle de Douglas Rushkoff, en 2023 : à l’époque, l’essayiste américain se penchait sur le “Billionaire Mindset” et la façon dont les élites tech envisageaient l'avenir et leur relation avec le reste de l'humanité. Deux ans plus tard, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’est pas déçu…

En fait, il fallait bien chercher pour trouver “la” keynote inspirante de SXSW 2025… Puisqu’elle a été visiblement censurée par les organisateurs ! Un comble.

Diffusée en direct sur Youtube, la vidéo en question a très rapidement disparu (alors que d’autres sont restées, comme celle de la futurologue Amy Webb, qui nous avait habitués à moins de précautions dans ses critiques des géants de la tech…) et l’audio est arrivé bien tard sur le site de SXSW, avant de disparaître quelques jours plus tard…

En cause ? Des critiques très directes contre Musk, Mark Zuckerberg et Sheryl Sandberg (“il y a très peu de personnes qui ont fait plus de mal à l'Amérique tout en gagnant autant d'argent”), la lâcheté des PDG de la tech en général, les dirigeants d’université, et bien d’autres.

Pourtant, le speaker - Scott Galloway, aka “Prof G.” - est bien connu dans le circuit des conférences pour ses punchlines, son franc-parler et ses interventions sans concession… Il suffit de jeter un œil à sa chaîne Youtube ou une oreille à ses podcasts.

De son intervention à SXSW 2025 (que j’ai quand même réussi à retrouver), je retiens surtout la thèse qu’il déroule sur la crise de la masculinité américaine (tout en précisant qu’“on parle de masculinité toxique, mais ça n'existe pas. La masculinité est une chose merveilleuse. […] En revanche, il existe une masculinité minable et pathétique”.)

Scott Galloway lui attribue une bonne partie de la victoire de Trump. “Ce sont les jeunes hommes en échec et leurs mères qui ont fait basculer cette élection. Et Trump l'a brillamment reconnu, en s’appuyant sur la ‘manosphère’” explique-t-il.

Parmi les symptômes de cette masculinité en crise, des chiffres accablants, notamment avec la hausse inquiétante des dépendances à l’alcool et à la drogue chez les plus jeunes, ainsi que la dépendance encore plus généralisée aux écrans et aux médias sociaux, pour un quart d’entre eux (qui plus est, “à un âge où leurs cerveaux sont en train de se constituer”).

“Si l'on considère les décès dus à la dépression, à l’alcool, à la dépendance aux opioïdes, à l'automutilation et au suicide, depuis 2001, tout cela a pris plus de vies de jeunes hommes que nous n'en avons perdues pendant la Seconde Guerre mondiale”, explique celui qui enseigne à NYU depuis 2022.

Tout en dissertant sur la valorisation de l’action Nvidia ou sur la difficulté de vivre de ses podcasts, il enfonce le clou. “Les jeunes hommes sont en difficulté. Le nombre d'entre eux qui ne s’impliquent pas dans le travail ou à l'école monte en flèche. Ils n'ont pas de rapports sexuels”. Et il alerte : “que faisons-nous donc des jeunes hommes qui ne se reproduisent pas ou qui n'ont pas de liens avec la société ? Nous inventons des guerres pour les occuper. Et je pense que c'est ce vers quoi nous nous dirigeons.”

“Je crains que nous ne soyons en train de créer une nouvelle espèce d'hommes asexués et asociaux. 1 homme sur 3 de moins de 30 ans a une petite amie, alors que 2 femmes sur 3 de moins de 30 ans ont un petit ami. Et vous vous dites que c'est mathématiquement impossible ? C’est parce que les femmes sortent avec des hommes plus âgés, parce qu'elles veulent des partenaires plus fiables sur les plans émotionnel et économique. Les jeunes hommes s'isolent de la société. Ils ne s'attachent pas au travail, ils ne s'attachent pas à l'école, ils ne s'attachent pas aux relations. Ils deviennent incroyablement sensibles aux théories du complot et aux contenus misogynes. Et si, à l'âge de 30 ans, ils n'ont pas été mariés ou n'ont pas cohabité avec un partenaire, il y a un risque sur trois qu'ils finissent par devenir toxicomanes.”

En creux, un fossé qui se creuse toujours davantage entre les (jeunes) hommes (hétérosexuels) et les autres catégories de population, alors que les femmes sont désormais plus nombreuses que les hommes à faire des études supérieures et que “plus de la moitié des hommes gays obtiennent aujourd'hui un diplôme universitaire, contre seulement un tiers des hommes hétérosexuels.” A cela s’ajoute un fossé générationnel qui n’arrange rien (“une personne âgée de 70 ans est en moyenne 72 % plus riche qu'il y a 40 ans. En moyenne, les personnes de 40 ans sont 24 % moins riches”).

Selon “Prof G”, les responsabilités sont multiples - de l’avidité des plus riches et des entreprises à la cupidité du système universitaire américain, en passant par l’injustice fiscale - mais le monde de la tech est loin d’en être exempt, bien au contraire. “L'impact le plus important de l'IA, à mon avis, c’est la solitude. Je ne pense pas que ce soit le fait que l’IA devienne ‘sentient”. Je ne pense pas qu'elle prendra la décision de nous tuer. Tout le catastrophisme autour de la perte d'emploi, c'est du bullshit.”

Il détaille ensuite : “je pense que la plus grande menace actuelle en Amérique est en fait la solitude. Les entreprises les plus intelligentes et les plus riches du monde, avec la plus grande concentration de QI de l'histoire, n'ont qu'une seule mission : elles essaient de convaincre les jeunes, surtout les jeunes hommes, qu'ils peuvent avoir un simulacre de vie satisfaisante sur un écran, grâce à un algorithme. Pourquoi faire l'effort de faire quelque chose pour se faire des amis quand on a Reddit et Discord ? Pourquoi mettre une cravate, supporter le bullshit et l'injustice d'aller dans un bureau quand on croit être capable de ‘trader’ des actions et des crypto-monnaies sur Robinhood ou Coinbase ? Pourquoi subir l'humiliation et le rejet en essayant de trouver un(e) partenaire ? Pourquoi sortir en date, prendre une douche, prendre des risques quand on a du p****” ?

Pour autant, les femmes ne sont-elles pas autant soumises aux mêmes algorithmes et aux mêmes injonctions ? “La solitude n'est pas moins tragique pour les femmes, mais elle n'est pas aussi dure pour elles. Lorsque les femmes n'ont pas de relation amoureuse, elles consacrent souvent cette énergie supplémentaire à leur groupe d'amis et à leur vie professionnelle. Les hommes, quant à eux, consacrent cette énergie aux jeux vidéo et au p****, et commencent à s'isoler. Ils deviennent moins susceptibles de croire au changement climatique et plus prompts à considérer les femmes comme la cause de leurs problèmes. Ils sont très adeptes aux contenus misogynes et nationalistes. Certains deviennent des citoyens vraiment pourris. Et nous en produisons des millions !”

À suivre le raisonnement de Scott Gallowaty, tout cela fait, notamment, que “parmi les trois groupes qui ont le plus basculé du bleu [démocrate] au rouge [républicain] entre 2020 et 2024, figurent les moins de 30 ans. Et en particulier les jeunes hommes qui, pour la première fois dans l'histoire du pays, ne se portent pas aussi bien que leurs parents au même âge. Ensuite, il y a les femmes de 45 à 64 ans. Ma thèse est que ces femmes sont les mères. Car si votre fils ou votre fille ne va pas bien, vous n'avez rien à faire de la souveraineté de l'Ukraine ou des droits des transsexuels. Tout ce que vous savez, c'est que votre enfant ne va pas bien et que vous voulez du changement. Et que celui qui est au pouvoir soit démis de ses fonctions.” CQFD.

Benoit Zante

*Sur ces sujets, j’ai notamment publié cet article chez Minted : “‘LLM Laundering’, une nouvelle pratique de désinformation qui cible les outils d’IA”