"Built To Last"
J’ai déjà parlé de mon passage à la Biennale d’Architecture de Venise à l’occasion d’une de mes cartes postales de l’été. En toute honnêteté, cette édition était un peu décevante.
Néanmoins, une des installations a vraiment capté mon attention, parce qu’elle rejoignait très directement plusieurs de mes centres d’intérêt : le rôle des médias, les nouvelles formes de narration, l’usage de la data et de la technologie… Il s’agit de la présentation d’une enquête en cinq volets de la journaliste Megha Rajagopalan lorsqu’elle travaillait pour Buzzfeed News.
Quel rapport avec l’architecture ? L’enquête dont il est question n’aurait jamais pu avoir lieu sans la collaboration d’une journaliste acharnée avec des architectes…
TL;DR
Fermé depuis peu, Buzzfeed News avait de fortes ambitions en matière d’investigation. En 2021, le média a même obtenu le Graal du journalisme : un prix Pulitzer, pour ses révélations sur les camps de détention des Ouighours en Chine.
Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre journalistes et architectes, pour faire parler les images satellites et documenter l’évolution de la politique répressive chinoise, jusqu’à arriver au chiffre effroyable d’un million de détenus potentiels.
Fruit d’un aller-retour entre données satellites, représentations 3D et témoignages de rescapés, l’enquête n’a que plus de force.
Présentée sur grand écran à Venise, l’investigation au long cours de la journaliste Megha Rajagopalan prend une dimension encore plus impressionnante. En vidéo et en dessins, celle-ci raconte en effet les différentes étapes de son travail d’investigation, initié après avoir reçu de premiers témoignages de rescapés.
Faute de pouvoir enquêter sur le terrain, la journaliste s’est appuyée sur des images satellites. Ou plutôt sur l’absence d’images. À partir des 5 millions de “blind spots” sur Baidu Maps - le Google Maps chinois, soumis à la censure de Beijing - elle a pu identifier les emplacements probables de plus d’un millier de camps de détention. Un travail de fourmi, en partie automatisé, lui a permis d’arriver à 50 000 emplacements potentiels, qu’il a fallu ensuite traiter à la main.
Une fois les principaux camps identifiés, la journaliste a pu commencer à travailler avec des architectes, qui l’ont aidé à “lire” les images satellites : utiliser les ombres pour évaluer la hauteur des murs, croiser les images avec les informations issues du code de construction des prisons chinoises, comprendre les formes des bâtiments, etc.
En remontant dans le temps pour analyser les différentes phases de construction des camps, elle a également pu documenter l’évolution de la politique répressive chinoise, et aboutir au chiffre effroyable d’un million de prisonniers potentiels.
Ces enseignements issus des images satellites ont également été croisés avec les souvenirs des rescapés et des documents collectés par des personnes sur le terrain, ce qui a permis aux architectes de proposer une reconstitution en 3D d’un centre de détention type.
Intéressante à plus d’un titre, cette enquête montre tout l’intérêt de la technologie et de l’analyse des données dans le cadre d’un processus d’investigation journalistique.
Mais elle en illustre aussi les limites : à toutes les étapes, le recours à des sources sur le terrain ou à des témoignages de rescapés s’avère indispensable pour valider les premières hypothèses - dans le documentaire, Megha Rajagopalan partage sa joie le jour où un journaliste-citoyen a partagé sur Youtube une vidéo prise à proximité de l’un des camps identifiés par les images satellites. En fait, c’est même un jeu d’aller-retour qui s’est opéré : par exemple, les souvenirs des rescapés étaient souvent parcellaires, le recours à la modélisation 3D leur a aussi permis d’en raviver certains.
Pour le lecteur, l’impact des images satellites et des reconstitutions 3D est indéniable : celles-ci permettent de rendre beaucoup plus concrètes les choses, en l’absence d’images prises sur place, dans les camps.
Devant le récit magistral de cette enquête d’un nouveau type, on ne peut que regretter la fermeture récente de Buzzfeed News, symbole d’une (brève) période pendant laquelle les médias en ligne avaient accès facilement à l’argent des investisseurs pour se développer et innover, y compris d’un point de vue journalistique.
Benoit Zante
PS. Pour prolonger sur ce thème, je serai la semaine prochaine au Festival de l’Info Locale à Nantes. Si vous y êtes aussi, faites-moi signe !