La semaine dernière, je vous envoyais un compte rendu peu optimiste des Cannes Lions 2024, le grand rendez-vous annuel du monde de la pub. Comme je le soulignais, cette table ronde était l'une des rares à aborder des sujets de fond, mais ce n’était (heureusement) pas la seule…
TL;DR :
Aux Cannes Lions, les grands enjeux du moment - montée du populisme, polarisation de la société, crise climatique - étaient quasi inexistants cette année. La pub joue pourtant un rôle clé sur tous ces sujets, en commençant par les choix d’investissement des annonceurs…
L’absence de ce sujet était d’autant plus étonnante que les consommateurs/citoyens eux-mêmes attendent des marques des engagements et des prises de position politiques : c’est en tout cas ce que montre l’étude présentée par Edelman lors de l’événement.
En fait, c’est principalement sous l’angle de la prospective que les enjeux politiques et sociétaux ont été évoqués. Avec une bonne nouvelle : le cabinet de tendances WGSN prévoit un basculement (positif) pour 2026, qu’il présente comme l’”année de la réorientation”, marquée par une reprise de contrôle des citoyens contre la polarisation…
Les Cannes Lions, c'est avant tout du business - Laurent Solly, de Meta, le décrit très bien dans l’interview qu’il m’a accordée pour Influencia. Conséquence : on n’évoque pas les sujets qui fâchent, ou alors vraiment du bout des lèvres, en s’excusant. Et quand on ne parle pas “business”, on est là pour célébrer la “créativité”, un verre de rosé à la main.
Ce n'est donc pas vraiment l'endroit pour parler politique, populisme, polarisation de la société, crise climatique et autres grands enjeux du moment… Des sujets sur lesquels la pub au sens large joue pourtant un rôle, et pas forcément dans le bon sens. Par les messages diffusés, déjà - même si c'est donner beaucoup d'importance à la pub, les imaginaires et valeurs d'aujourd'hui étant bien davantage construits par Netflix, les influenceurs et les stars du sport et de la musique. Mais, surtout, par les choix d'investissement des marques.
Décider d’allouer un budget publicitaire à une plateforme américaine ou chinoise sur laquelle les algorithmes font la loi n’est pas un choix neutre (sans parler des mécaniques addictives auxquelles elles doivent une partie de leur succès). Communiquer dans des médias qui participent à la polarisation de la société et à la destruction du vivre-ensemble ne l'est pas plus. En 2024, plus encore qu'il y a quelques années, les marques et leurs agences ne peuvent plus s'abriter derrière une ignorance de façade…
Pourtant ce sujet était absolument absent des discussions du petit monde de la pub (en public en tout cas) - et pas seulement parce que le 2e plus grand groupe publicitaire français (et 6e mondial) appartient aux Bolloré, un point qui n'a pas semblé poser question à beaucoup de monde sur la Croisette, une semaine après les résultats des élections européennes et l’annonce de la dissolution…
Même Maurice Levy, l’un des rares patrons à avoir pris la parole dans les médias “contre les extrêmes”, ne s’est pas risqué à aller sur le terrain politique lors de son intervention organisée par l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP). Il avait pourtant en face de lui la présidente de l’ARPP, Christine Albanel, l’ancienne “plume” de Jacques Chirac - pour qui elle avait notamment écrit le discours de la dissolution de 1995.
Un peu plus tôt, comme le rapporte cet article intéressant d’e-marketing.fr, l’ancienne ministre de la Culture expliquait d’ailleurs comprendre le silence des entreprises sur ces sujets : “les marques sont là pour vendre et pour séduire un maximum de personnes. Nous comprenons leur prudence : le prix à payer peut être très lourd lorsqu'une prise de risque est mal perçue.”
Ce qui se passe outre-atlantique - avec des backlash comme celui qu’a vécu Budweiser, accusé d’être trop “woke”, ou les attaques de plus en plus nombreuses de fonds activistes contre les politiques de diversité et d’inclusion - n’est pas de nature à inverser la tendance, bien au contraire.
Pourtant, qu’elles le veuillent ou non, les marques et les entreprises sont attendues sur les sujets politiques. Richard Edelman, président de l’agence éponyme, évoquait ainsi sur scène la dernière vague de son “Trust Barometer”, indiquant que “60% des consommateurs disent acheter, choisir ou éviter des marques en fonction de leurs opinions politiques”.
Surtout, “80% des gens pensent que les marques agissent en fonction de considérations politiques.” Et d’expliquer : “qu'est-ce que cela signifie ? Que leurs choix de réseaux sociaux, leurs choix d'influenceurs, etc. tout cela est considéré comme politique.” Autre chiffre : une majorité (51%) pense que lorsqu'une marque ne communique pas ses actions sur les questions sociétales, c'est qu'elle ne fait rien ou cache quelque chose.
À l’image de cette intervention d’Edelman, il y a donc eu quand même quelques rares évocations des enjeux politiques sur scène. C’était principalement sous l'angle de la prospective, par des cabinets de tendances - peut-être parce que pour le monde de la pub, il est plus facile de parler du futur que de ce qui se passe sous nos yeux ?
Cyniquement, par exemple, le cabinet Contagious conseillait aux marques qui souhaitent “gagner en 2029” (le titre de sa conférence) de tenir compte de la polarisation de la société, en portant des valeurs “progressistes” auprès des femmes, et conservatrices auprès des hommes…
Plus positif, le cabinet WGSN, se projetait, lui, en 2026, pour “aider les marques à comprendre l'évolution des comportements et capter des parts de marché”, grâce à l’analyse de “2 800 différentes sources de données”.
Dans le contexte actuel, sa CEO, Carla Buzasi se montrait positive : elle présentait notamment la tendance du “rational optimism” - que l’on pourrait traduire par optimisme “rationel” ou “pragmatique” -, une réponse au pessimisme ambiant. “Nous vivons actuellement dans un monde assez sombre. Les choses ne se passent pas forcément bien. Les consommateurs essaient de trouver différents mécanismes d'adaptation, et l'optimisme rationnel est le plus fort d'entre eux”, explique-t-elle.
Son point : d’un point de vue macro, le monde va objectivement mieux selon de nombreux critères - pauvreté, accès à l’eau potable, éducation, etc. Il ne reste plus qu’à s’en convaincre ! Et ce, d’autant plus que le “rational optimism” aurait des effets bénéfiques pour la santé (“L'optimisme rationnel peut scientifiquement allonger l'espérance de vie de 15%” dit-elle).
Mettant cette philosophie en action, Carla Buzasi a donc fait naturellement preuve d’optimisme dans ses prévisions pour les années à venir : “nous avons nommé 2026 l'année de la réorientation. Cela marque un changement fondamental, alors que nous assistons actuellement à une véritable polarisation de la société.”
Et de poursuivre : “D'ici à 2026, nous pensons que les consommateurs vont reprendre davantage le contrôle afin de rassembler les gens et de vraiment remettre en question la manière dont nous traitons les différentes communautés, nos interactions avec l'environnement qui nous entoure, mais aussi la façon dont nous organisons nos activités économiques."
Vivement 2026.
Benoit Zante
PS. je ne vous donne pas rendez-vous dans 2 ans, mais dans 2 mois, pour la reprise de la newsletter à la rentrée. D’ici là, bonnes vacances !